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Qui était Berthe Weill ?

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Celle que Raoul Dufy surnommait affectueusement “La petite Mère Weill” s'illustra comme une galeriste d'avant-garde engagée occupant une place majeure durant la première moitié du XXe siècle. Si Berthe Weill ne bénéficie pas de nos jours d'une notoriété comparable à celle de ses homologues  Ambroise Vollard, Daniel Henry Kahnweiler ou Paul Rosenberg, la galeriste était à son époque reconnue comme la principale découvreuse de l’avant-garde :

 

 

« Voyez aussi le cas d’une galerie comme celle de Mlle Berthe Weill. Lorsqu’on consulte la collection des catalogues de toutes les expositions qu’elle organisa dans sa boutique successivement rue Victor-Massé, rue Taitbout et rue Laffitte, on reste stupéfait qu’elle n’ait pas à sa porte une limousine grosse comme une locomotive. Tous les peintres qui ont un nom à présent, tous ceux qui ont joué un rôle dans l’art d’aujourd’hui ont été accueillis par elle alors qu’ils débutaient dans la carrière et n’étaient soutenus par personne. Ils y sont tous."

André Warnod, Les berceaux de la jeune peinture, Paris, Albin Michel, 1923, p. 271-272.

Georges Kars, Portrait de Berthe Weill, 56 x 46 cm, 1933,

collection privée, ©Maxime Champion - Delorme & Collin du Bocage

Georges Kars, Portrait de Berthe Weill,56 x 46 cm, 1933, collection Dr Slezak, ©Maxime Cha

Née le 20 novembre 1865 à Paris, Berthe Weill était issue d'une famille juive nombreuse d’origine modeste où rien ne semblait la prédestiner au rôle d’actrice discrète du monde de l'art qu’elle occupa durant près de trente-neuf années de carrière. Son père, Salomon Weill (Gerstheim, 14.09.1831-Paris, 25.11.1900) épousa sa mère, Jenny Lévy (Paris, 27.02.1836-Paris, 22.03.1921) le 15 décembre 1858, et ils eurent sept enfants, tous nés à Paris dans le 1er arrondissement : Nephtali Marcel (1859), Georges (1860), Théodore Camille (1861), Marcellin Théodore (1864), Esther Berthe (1865), Sarah Adrienne (1868) et, plus tard, Louis Roger (1880). Plusieurs enfants de la fratrie portèrent en nom d’usage leur second prénom, comme ce fut le cas pour Berthe Weill. Le père était chiffonnier, la mère avait été couturière mais n'exerça plus après son mariage. Si ce milieu très modeste semble éloigné du monde de la culture, il y a lieu toutefois de préciser que Jenny vouait une passion dévorante pour le théâtre, et passait toutes ses après-midi à la Comédie Française.

La modestie du ménage incita à placer tôt les enfants en apprentissage. La jeune Berthe souffrait d'une santé fragile durant ses jeunes années ce qui incita ses parents à privilégier une place peu contraignante physiquement. Après l'école primaire, Berthe travailla auprès d'un cousin éloigné Salvator Mayer, marchand d'estampe et de curiosité, installé au 5 rue Laffitte. Cette rue concentrait à cette époque tous les tenants du marché de l'art. Auprès de ce professionnel, elle forma son œil et fit connaissance avec les différents acteurs du microcosme culturel.

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Après la disparition de ce mentor en 1897 s'imposa à elle le souhait de prendre son indépendance. Elle collabora d'abord avec son frère Marcellin, ensemble ils trouvèrent une minuscule boutique au 25, rue Victor Massé. Elle y vend des antiquités et quelques estampes. Par l’intermédiaire de Pedro Mañach, un jeune industriel catalan qui se chargeait de promouvoir la colonie d’artistes espagnols résidant à Montmartre, Berthe Weill achète trois œuvres représentant une suite de courses de taureau qu’elle revend aussitôt à Adolphe Brisson, le directeur de la revue Les Annales littéraires, réalisant là les toutes premières ventes de Picasso à Paris.

En désaccord sur la gestion de la galerie, le duo se sépare en 1901. Berthe conserve l'adresse rue Victor Massé et s'associe brièvement avec Pedro Mañach.

« En novembre de cette année, Mañach vient me trouver et me dit :
« Cela vous intéresserait-il, de faire des expositions de « Jeunes peintres » ? – Si cela m’intéresserait ? mais c’est mon rêve ! » En effet, quelques jours auparavant, j’avais, devant Mme Mayer, exprimé ce désir : « Vous êtes folle ! me dit-elle. Vous voulez végéter toute votre vie ? surtout ne lâchez pas l’ancien. » Peut-être avait-elle raison ? Mais je fus bien désappointée et n’insistai pas. Comme il est le bienvenu, celui qui apporte à mon rêve une telle réalisation »

Berthe WEILL, Pan dans l'oeil, 1933, p.71. 

Mañach est donc l’artisan de l’ouverture de la galerie dans sa forme définitive, faisant disparaître les marques d’amateurisme au profit des codes d’un établissement identifiable. Elle achète l’étoffe pour la tenture et il fait le tapissier, menuisier et serrurier pour donner de l’envergure à la boutique. En haut de la devanture est peint en gros caractères « Galerie B. Weill ». Cette discrétion quant au prénom de la gestionnaire est à comprendre comme une manière d'échapper à la misogynie sociétale envers les très rares femmes autonomes. Le petit réduit était couvert de tableaux du sol au plafond, aussi manquant de place, Berthe Weill accrochait les toiles encore humides à l’aide de pinces à linge à un fil tendu à travers sa boutique. 

L’illustrateur Lobel-Riche réalise pour l'ouverture une gravure pour la carte commerciale qui revendique la spécialisation vers cette nouvelle peinture : « Place aux jeunes ! » y est inscrit, affichant d'emblée l'ambition de l'établissement, être la première galerie d'art consacrée à la nouvelle peinture, une frange alors encore dépourvu de représentant.

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Au tournant du siècle, Paris est brassée par une foule de voyageurs venue pour l'Exposition Universelle de 1900. Le bouillonnement artistique sans précédent voit déferler des artistes du monde entier. Le 1er décembre 1901 a lieu le vernissage de l’exposition inaugurale organisée par le marchand qui a communiqué l’événement par le biais d’un catalogue dont la préface a été rédigée par Gustave Coquiot. Le rythme de la galerie s’établit grâce à cette collaboration : toutes les expositions donnent lieu à la publication d’un catalogue et chacune dure en moyenne quinze jours, pour que deux manifestations puissent se succéder tous les mois. L’influence de Mañach est également déterminante dans la direction artistique, ainsi la première exposition de jeunes artistes se veut résolument éclectique pour être susceptible de plaire à un maximum d’amateurs potentiels. Les expositions intéressent le public mais c'est un échec commercial. Devant l’impératif de reconstituer rapidement une trésorerie, le duo choisit d'alterner les jeunes artistes avec des expositions de caricaturistes dont les ventes sont plus facilement assurées, la presse illustrée satirique remporte à l'époque un grand succès. Ce rythme est adopté par Berthe Weill jusqu'en 1904. La brève collaboration des deux marchands prend fin précipitamment :

« Mañach étant appelé en Espagne pour affaires de famille, je dois donc, désormais, assumer la lourde tâche de continuer l’œuvre qu’il a si bien mise sur pied. Grâce à lui, les artistes connaîtront désormais le chemin de ma galerie, ce qui me permet d’exposer régulièrement la peinture de tous ces « Jeunes » dont le nombre va toujours croissant. »

Berthe WEILL, op.cit., p.79.

Berthe Weill devient alors la première femme à diriger une galerie d'art à Paris en s’installant à son compte en 1901 dans cette minuscule boutique du bas-Montmartre. Très rapidement, elle n’expose plus que de la peinture, ce qu’elle appelle « faire l’école buissonnière ». À sa mesure, elle participa à la rénovation de la profession de marchand de tableaux en adoptant l’intitulé de « galerie » alors encore peu répandu.

 

À la tête d’un lieu atypique, la galeriste défendait farouchement ses protégés en partageant son témoignage privilégié d’une histoire de l’art en pleine écriture. Aucun autre marchand ne prenait le risque d’exposer des inconnus en telle quantité, si bien que douée d’un talent de sourcière pour reconnaître les meilleurs, Berthe Weill fut à l’origine du baptême d’un nombre considérable de grands talents. Identifiée comme l'une des seules à donner sa chance à des débutants, elle prospectait les artistes émergents aux Salons. Elle fut la première à vendre les œuvres de Pablo Picasso à Paris, et présenta à plusieurs reprises sa période bleue dès 1902. Elle fut également la première à promouvoir l'œuvre peint de Toulouse-Lautrec, première à exposer les Fauves avant leur découverte au Salon d’Automne de 1905 (Camoin, Czöbel, Derain, Dufy, Friesz, Girieud, de Mathan, Matisse, Manguin, Marquet, Metzinger, Puy, Van Dongen, Vlaminck), première à présenter Rouault et Picabia, elle propose les cubistes dès la phase cézannienne (Braque, Gleizes, Léger, Lhote, Metzinger, Picasso). Diego Rivera fut présenté lors d'une exposition particulière en 1914, qui restera la seule en galerie à Paris, ainsi qu'Alfred Reth exposé l'année précédente à Berlin à la Galerie Der Sturm. Elle fut aussi la seule à consacrer une exposition personnelle à Amedeo Modigliani du vivant de l’artiste en 1917. L’événement fit scandale en raison des « poils » des nus que la galeriste fut obligée de décrocher, menacée de poursuites pour « outrage à la pudeur ». L'entre-deux guerre est marquée par des artistes comme Archipenko, Burty, Capon, Coubine, Eberl, Eisenschitz, Galanis, Goërg, Herbin, Kars, Lotiron, Lurçat, Mouillot, Survage, Per Krohg, Utrillo.

Touchée par la peinture, Weill porte également un intérêt à la sculpture Béothy en 1939, Maillol dès 1901, Marque en 1905, Nadelman (nous cherchons activement une copie du catalogue), Zamoyski en 1939 ou encore Zadkine en 1922.

En 1917, elle déménage au 50, rue Taitbout dans des locaux plus spacieux, puis en 1920, au 46, rue Laffitte, toujours dans le 9e arrondissement .Si Weill souffre de la décentralisation de l'épicentre du marché de l'art en faveur de Montparnasse, la rue de Seine et de la rue de la Boétie, elle est la seule à résister dans ce commerce dans tout son quartier. Pour résister, elle organise à partir des années 1920 une exposition collective à thème chaque fin d'année. Tous les artistes qui contribuèrent à son succès à leurs débuts sont invités à participer en proposant une oeuvre sur la thématique qui change chaque année : “Fleurs”, “Fenêtres fleuries”, “Noir et blanc”, “Paris le jour et la nuit”, etc…

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Bal masqué d’artistes en 1926. Berthe Weill (habit et chapeau foncé, monocle) et Edmond Kayser (haut-de-forme gris) sont assis côte-à-côte, au centre de la photo. ©Marc Vaux – Centre Georges Pompidou, don des Archives Kayser aux Archives Berthe Weill.

L’état du droit définissait la femme dans son rôle d’épouse et de mère, sans aucune égalité juridique ou salariale, la galeriste trouva donc une brèche dans le célibat pour n’obéir qu’à elle-même et refusa toutes les propositions de mariage qui lui furent faites pour – selon ses dires – ne pas perdre l’autonomie de son commerce. Nonobstant une réprobation de la société de ce statut, la marchande faisait preuve d’une indépendance intellectuelle courageuse, notamment en utilisant sa vitrine et ses catalogues d’exposition pour afficher ses opinions politiques. Se revendiquant féministe, elle a grandement contribué à la légitimation du talent des peintres femmes qu’elle présentait à égalité et sans dissociation d’accrochage avec leurs homologues masculins. Charmy, Halicka, Hermine-David, Laurencin, Marval, Prax, Valadon et Léwiska lui doivent une grande part de leur reconnaissance. 

Taxée d'amateurisme, malgré sa formation professionnelle et sa longévité, Weill demeure incontestablement une mauvaise gestionnaire, ce qu’elle reconnaissait d’ailleurs volontiers. Elle ne sut pas thésauriser les œuvres de qualité, passées en quantité entre ses mains. La définition de son commerce varie selon les interlocuteurs, oscillant entre un opportunisme chanceux et l’un des flairs les plus affutés de son temps. Au cœur des bouleversements de son siècle, elle fut confrontée à des difficultés majeures qui contraignirent son activité, la misogynie notamment et l’antisémitisme ambiant particulièrement virulent. Berthe Weill n’a pas donc connu de réussite commerciale magistrale aux vues des artistes exposés, ses 39 années de carrière démentent cependant les dénominations fantaisistes à son sujet :  : aucun commerce mal dirigé ne peut perdurer autant, tenant malgré la Première Guerre mondiale et le krach boursier de 1929. Le combat de Berthe Weill ne peut pas être appréhendé d'un point de vue mercantile, son engagement portait sur la conviction d'un changement pictural majeur :

« Lorsque l’on songe à ces achats, de bric et de broc, en peinture, et sous prétexte de nouveauté, il semble que l’on soit à la veille d’une évolution (révolution serait plus exact peut-être) »

Berthe WEILL, op. cit., p.71.

© Archives Berthe Weill - Archives Bollag Galleries, Zurich - Berthe Weill (1865-1951) et Lucie Bollag (1882-1943), marchandes d'art.

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À la fois mécène et marchande, le statut de Berthe Weill est très particulier. Elle faisait table ouverte pour tous ceux qui n’avaient pas de quoi manger. Cette attitude anti-commerciale ne lui permit jamais de connaître la prospérité, tous ses protégés la quittèrent au profit de galeries de plus grandes envergures. La liste de ses artistes, institutions amies et collectionneurs démontre néanmoins son influence dans l’export et la reconnaissance de toute l’Ecole de Paris à travers le monde. Weill se différencie des pratiques en vigueur à l'époque : elle refusait d’abuser de la vulnérabilité de ses artistes et fustigeait les contrats d’exclusivité et autres ventes truquées pour gonfler les cotes. Elle occupait une place de découvreuse et de protectrice des peintres préférant se sacrifier pour permettre à ses artistes de travailler, une étape indispensable dans le lancement des carrières des peintres, au premier rang dans la hiérarchie du marché de l'art. Tout ce parcours est narré par la galeriste elle-même qui publia ses mémoires en 1933 sous le titre “Pan dans l'oeil ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine”, augurant la gouaille et l'humour de son auteure.

L'activité éditoriale de Berthe Weill est totalement méconnue, elle détient pourtant le record de longévité de publication du Bulletin de la Galerie B.Weill, bien qu'elle fusse la plus modeste des marchands éditeurs.  Elle déménage en 1934 au 27, rue Saint-Dominique, dans le 7e arrondissement cette fois. 

La Galerie B.Weill connaît un renouveau important à la veille de la Seconde Guerre mondiale en présentant les recherches du groupe Cercle et carré, pionniers de l'abstraction en France, à partir de 1939. Devant des difficultés financières insurmontables et la dangereuse montée du nazisme, Weill décide de fermer définitivement sa galerie en 1940 après avoir risqué plusieurs fois d'être expulsée en raison de retards dans le paiement de son loyer. Elle conserve cependant l'appartement qu'elle occupe dans l'immeuble et malgré la fermeture, elle continue la vente d'oeuvres d'art.

De son vivant, l’action de Berthe Weill fut unanimement saluée et tous ses anciens protégés surent lui rendre hommage quand elle en eut besoin. Elle échappe aux persécutions antisémites durant la Seconde Guerre mondiale mais vit alors dans un grand dénuement. Devant sa situation, en 1946, tous les plus grands noms de l’art moderne offrirent chacun une œuvre lors d’une vente organisée par Maurice Rheims, dont les bénéfices lui furent versés en « remerciement de ses efforts désintéressés », sans lesquels ils n’auraient jamais connu le succès.

Elle fut honorée par la République française qui l’éleva au rang de chevalier de la Légion d’Honneur à la fin de sa vie, alors qu’ironiquement, elle avait quasiment perdu la vue. Elle mourut le 17 avril 1951, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, à son domicile, au 27, rue Saint-Dominique. Depuis, son parcours tomba progressivement dans l’oubli et les découvertes de sa carrière furent disloquées en épisodes anecdotiques alliés à des évènements ponctuels, mais plus jamais rassemblés pour établir un bilan exhaustif. Ses héritiers eux-mêmes ne connaissaient que très partiellement l’histoire prestigieuse de la petite Tante Berthe, autrefois grandement contestée au sein de la sphère familiale, si bien que sans manifestation de leur part, la case où elle reposait au columbarium du Père Lachaise fut « vidée » en 1994.

Bien souvent oubliée dans les ouvrages et les catalogues raisonnés, elle occupa un rôle essentiel de vecteur dans l’accession au marché de l’art pour des artistes qui étaient alors complètement inconnus bien qu’ils soient désormais les plus célèbres de la période moderne.

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En 2011 a été publiée la première biographie de Berthe Weill, aux éditions L'Écarlate (toujours disponible auprès des libraires et sur les sites d'achat en ligne). 

Pour faciliter son étude, en décembre 2021, les mémoires de Berthe Weill ont été mises en ligne gratuitement. Cette version a été augmentée d'un appareil-critique, et permet de découvrir un témoignage de premier plan de la période d'avènement de l'Art Moderne.

En 2022, une traduction en anglais est publiée aux Presses Universitaires de Chicago sous le titre Pow! Right in the Eye.

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